Au départ, il y a Fernand Deligny, un homme éducateur-poète, créateur de situations, une écriture aussi. À sa mort, en 1996, j’étais au Coral à Aimargues dans le Gard, une structure d’accueil alternative aux institutions psychiatriques. Je me suis plongée dans ses livres. Découverte faite_: «_L’art est esquive, le politique fait projet._»_; «_L’art est détour pour rien, le politique tend à diriger._»
À Paris, à l’École des beaux-arts, j’ai rencontré Lise Terdjman, qui avait des intérêts similaires. Nous nous sommes lancées dans un grand projet autour des lieux d’accueil et nous avons sillonné la France à leur découverte. Il s’agissait de produire des objets avec la collaboration de leurs habitants_: accueillis, accueillants, intervenants, enfants et adultes. Ce grand voyage fait d’allers et retours avec les institutions artistiques a donné naissance à des pièces, documentaires et poétiques.
À l’École des beaux-arts, nous suivions le séminaire-forum de Jean-François Chevrier. Il nous a fait confiance et nous a proposé de fabriquer une œuvre pour l’exposition Des territoires (2001). On imagina Le Bar, hommage aux lieux d’accueil, paravent monumental de huit mètres de long, composé de quatre blocs, peint en trompe l’œil à la peinture à l’huile_: dans ses veines, des milliers de dessins. Cette forme-support qui rassemblait nos expérimentations s’est ensuite déplacée dans d’autres lieux d’exposition, enrichie d’attributs («_somme_», «_menus_»), de compléments («_gaines_», «_sculptures_»). Le Bar est devenu un objet central dans ma mythologie. Avec cette grande barre, qui barre la vue, je suis devenu artiste-femme, entre œuvres et expositions.
Puis je me suis «_barrée_» à mon tour. J’ai quitté l’art institutionnel après avoir participé à l’exposition de photographies À côté rêve un sphinx accroupi au musée du Louvre. Déçue, découragée. Je ne voyais pas l’intérêt de couvrir d’images des murs aveugles.
Je suis devenue professeur des écoles et suis partie vivre à Besançon, embarquant un bloc du bar.
Se barrer, c’était s’effacer de la liste des artistes homologués. Mais l’inscription s’est déplacée. L’«_ar(t)_» du bar m’a suivie. Il s’est déposé inconsciemment dans chaque prénom de mes enfants_: Maria, Carmen, Lazare. Et puis le bar s’est invité dans mon atelier.
Un jour, je l’ai transformé en véritable comptoir et j’ai fait un café autour.
Le café des pratiques, lieu de jeux et de fabrications, invente une nouvelle forme d’hospitalité. Je l’ai ouvert avec l’aide d’une amie japonaise, Maki Ishii, il y a trois ans, sur la rue, en bas de chez moi, dans un quartier intermédiaire de Besançon. Nous accueillons en moyenne trois cents personnes par semaine autour de pratiques, de repas ou de moments conviviaux. Le bar est devenu une activité à plein temps et ma source principale de revenus.
Toutefois, j’ai continué à amasser un corpus d’images photographiques. Et, au moment où les éditions L’Arachnéen entreprenaient l’édition de ses œuvres, j’ai retrouvé Deligny. J’ai repensé à son réseau de prise en charge d’enfants autistes dans les Cévennes. J’ai revu les cartes, tracées par les adultes, ou «_présences proches_», d’après les trajets des enfants dans leur lieu d’erre.
La carte des «_lignes d’erre_» procède de l’activité de tracer. Elle est une alternative à l’écriture, ou une autre écriture, puisqu’elle permet d’inscrire des rites de mobilité dans le territoire, à la lettre. La lettre Y, par exemple, inscrite sur les cartes, désigne le chevêtre_: le moment et le lieu où l’enfant autiste rencontre l’adulte. Dans le Y, la grande barre correspond à l’adulte et la petite barre à l’enfant qui lui est advenu. Tout se joue avec les barres des lettres.
À la façon de Deligny, j’ai entrepris de ressaisir mon histoire. Je constate que le Bar fut le support permanent de mes activités et que celles-ci forment des blocs d’expérience analogues à des blocs, peints, couverts d’inscriptions. Les jeux dans l’espace, enregistrés notamment par la photographie, rencontrent les jeux de langage, les jeux de lettres. Je pars à la recherche de ces points de rencontre.